Richard Corben, plus grand, plus fort, plus haut
"Outredune", la nouvelle saga de l'auteur de "Silo"
LE CHEF-D’ŒUVRE DE RICHARD CORBEN
Den, qu’on n’attendait plus puisque jamais réédité depuis les années 90 à la demande de son créateur, est-il le chef d’œuvre de Richard Corben ? C’est en tout cas ce que pense Mike Mignola (« C’est le meilleur travail jamais réalisé par Corben, le travail qui le définit le mieux ») qui préface une magnifique réédition du premier épisode de ses aventures de notre héros, dans un magnifique album de 136 pages, aux planches remastérisées d’après les originaux et retraduit par Doug Headline. Issu d’un court-métrage réalisé en 1968 comprenant des séquences live interprétées par Corben lui-même, cette histoire d’un employé de bureau qui, fabriquant un portail interdimentionnel, se voit projeté dans un monde de fantasy où il devient un guerrier intrépide devant sauver une princesse peu farouche, est clairement inspiré par les histoires martiennes d’Edgar Rice Burrough, mais aussi par Robert E. Howard. Suit, en 1973, un premier épisode en noir et blanc, avant l’arrivée de la couleur, qui voit David Ellis Norman, ayant hérité des plans de son oncle disparu, construire une machine générant une faille spatio-temporelle où il s’engouffre pour se retrouver dans un monde barbare peuplé de mutants reptiliens et autres créatures monstrueuses. Heureusement, David s’est transformé en guerrier à la musculature hyper-développée, ce qui n’est pas pour déplaire aux créatures féminines toujours dénudées qu’il croise sur son chemin, plus agréables à regarder que les Dramites, gnomes proliférants qui obligent notre héros à une fuite continuelle. Pour cette saga, qui s’étalera au total sur cinq albums jusqu’en 1977, Corben use des couleurs éblouissantes qui le caractériseront, et une impression de relief qui n’appartient qu’à lui, grâce à un travail de calques superposés et l’usage de l’aérographe, technique génératrice d’un modelé efficace aussi bien dans ses paysages que pour les incroyables « gueules » volontairement caricaturales qui parsèment ses planches, et bien sûr les corps body-buildés de ses personnages, qu’il est le premier à figurer entièrement nus, les mâles vigoureusement montés aussi bien que ces dames, originalité supplémentaire pour l’époque. Voilà ce qu’on trouve dans une parution qui n’attend que ses suites, et qu’agrémentent une étude de Bruce Jones et un rare texte de 1977 de Fritz Leiber en personne. D’ores et déjà un must (Delirium).
LES ÉDITIONS ACTUSF SAUVÉES DES EAUX
On a eu peur en juillet dernier : les éditions Actusf, crées et dirigées à Chambéry par Jérôme Vincent, étaient mis en redressement judiciaire. Et puis voilà que fin octobre tombe la bonne nouvelle : les fonds et la marque ont été rachetés par le groupe Salomon-Sansonnet, et une nouvelle société a été créée, « Les nouvelles éditions ActuSF », avec un programme éditorial qui doit être dévoilé au printemps 2024, en concertation avec les auteurs et autrices, mais toujours fidèle à l'ADN de la maison : la SF et l'Imaginaire. Il s'appuiera par ailleurs sur tout ce qui a été construit sur plus de 20 ans. Dans cette optique, « tout commence maintenant », résume Jérôme Vincent. Une première mission : récupérer les stocks, rassurer les libraires et les auteurs, et « se remettre au boulot pour que les livres soient de nouveau disponibles en librairies le plus rapidement possible », déclarent les signataires du communiqué, qui ajoutent : « Plus de 60 auteurs français et étrangers ont renouvelé leur confiance en nous, notre programme éditorial 2024 est déjà tracé, nos étagères sont remplies des succès passés, et nous sommes inondés de vos encouragements ! » Il n’y a plus qu’à dire : « Ouf, bravo, et courage ! ».
JOËLLE WINTREBERT DANS TOUS SES ÉTATS
Discrète ces dernières années, Joëlle Wintrebert, nous offre en cette fin de saison un magnifique recueil, Une couvée de filles (2023), dont le titre, provocant ou ironique, comme on voudra, cache, sur 475 pages, 15 textes originellement publiés, souvent de manière confidentielle, entre 1988 et 2022, plus un inédit. Qui exploitent tout l’étendu de son talent, entre la SF qui frôle la hard science par la précision de son environnement techno, et le fantastique intimiste ou allusif, où l’on suppose avec certains émois ou perversités d’enfance, un parfume autobiographique. Mais en Joëlle Wintrebert, c’est avant une femme qui s’exprime et se met en scène, une femme qui est corps, qu’elle exploite de toute les manières possibles, sexuelles en premier lieu dans un panthéisme se jouant non seulement du genre, mais aussi de l’espèce, dans un panthéisme qui la rend proche du Philip Jose Farmer des Amants étrangers. Ainsi de Camélions (2009), où des colons isolés sur une planète torrides échappent à la mort en s’unissant, par le bais de la narratrice, à d’immenses papillons d’une beauté fulgurante : « Visage renversé, j’observe les immenses yeux composés dont je ne sais déchiffrer le regard ; Leurs froides facettes d’un gris de métal contrastent avec l’avidité de la trompe qui s’enroule et se déroule dans un mouvement fluide et ininterrompu, et goûte ma peau partout elle lui est accessible. Puis elle entreprend d’explorer les pertuis de ma face ; oreilles nez, ma bouche enfin où elle prend ses aises, aspire, caresse, conquiert… » On retrouve cette osmose survivaliste dans Une couvée de filles, texte initial de 2019 nous transportant sur la planère Ére, où les habitants, humanoïdes mais ovipares et possédant une poche marsupiale, couverte les œufs de leurs Arches maisons vivantes qui à leur tour prennent soin des bébés de Èriennes. Bien sûr, chez Wintrebert, tout n’est pas rose. Et si le corps peut parfois se confondre avec celui d’un rapace fendant l’atmosphère, reste à l’affût le chasseur qui l’abattra (Crépuscule). Quant au viol (Invasive évasion), il ne pouvait échapper à notre active féministe pour qui la pire atteinte semble-t-il, celle contre laquelle on ne peut rien, est l’âge qui vient et vous broie : « La vieillesse la dégoûte avec ses plis gris d’éléphants, son haleine pourrie, les angles gluants de ses yeux ternis, son sillage de pissotière… » Rien échappe à l’autrice de toutes ces métamorphoses, auxquelles on peut pallier en se faisant construire un androïde à son image, jusqu’à se montrer quelque peu paresseuse avec un thème rebattu : le monsieur dont l’épouse ne veut pas d’enfant et se fait greffer un utérus pour être « pmère » à sa place, quant elle ne frôle pas, avec L’Été des Martinets, texte de 1994 qui aurait peu de chance d’être publié aujourd’hui, la pédophilie. C’est dire que dans ses corps-à-corps, Joëlle Wintrebert, avec son style à la fois coulant et fleuri, a passé en revue le meilleur comme le pire avec une voracité qui ne peut que réjouir tout lecteur (et toute lectrice, donc !) bien né.e : « Le sans coulait, redoublant l’excitation des deux amants. Chacun s’abreuvait de la vie de l’autre. Ils ne s’aimaient plus, ils se dévoraient » (Au Diable Vauvert).
TOUTES LES NANAS DE AH ! NANA
Né en 1976, sous l’égide Métal Hurlant, l’organe de ce titre s’affirme avoir été « le premier et le dernier magazine français à avoir permis aux femmes de s’exprimer librement sur des sujets où on ne les attendait pas » (le lesbianisme, l’inceste par exemple). Comme le précise sa rédactrice en chef d’alors, Janic Guillerez, à l’époque épouse de Jean-Pierre Dionnet, l’idée en est venue lors d’un dîner réunissant Jean et Claudine Giraud, Tardi et sa compagne Anne Delobel et Dionnet. L’idée était lancée, encore fallait-il trouver des dessinatrices pour la faire vivre, peu nombreuses sur le marché à l’époque, sans compter les réticences – le refus de Claire Bretécher de collaborer à une journal « petit bourgeois », ni la lutte contre le paternalisme toujours présent de ces messieurs de Métal. Une belle aventure, qui s’achève hélas en 1978 avec un numéro 9 tombé sous le coup de la censure pour pornographie (Cachez ce sein que je ne saurais voir). C’est ce qui nous est raconté dans un hors-série de Métal hurlant épais de 272 pages, pavé dans la mare qui restera unique nous restituant le parfum de l’époque avec de nombreux articles et interviews (jusqu’à Omar Sharif ou Guy des Cars !), mais surtout ses portraits illustrés par l’exemple de ses dessinatrices phares : Cecilia Capuana et ses grosses bonnes femmes à la Crumb, Nicole Claveloux, maitresse de la couleur qui dut se plier à un noir et blanc ciselé, sans oublier Florence Cestac, Olivia Clavel ou l’Américaine Trina Robbins. En tout, pour ses deux-tiers, de l’image parfois datée mais toujours coup de poing, la vedette revenant à Chantal Montellier, toujours en pleine activité, avec 70 pages pour elle seule, dont une très longue interview-carrière (Les Humanoïdes Associés).
UNE BRASSÉE DE LIVRES
Vue l’abondance de la production récente (effet approche des fêtes), quelques titres prometteurs dont la place manque pour en parler de manière plus détaillée. Commençons avec le second volume de l’intégrale du Trône de fer de Gorge R. R. Martin, 1240 pages avec de belles illustrations noir et blanc, un pavé que tout amateur de la série voudra posséder (Pygmalion). Le très prolifique Brandon Sanderson a écrit, pendant son confinement dû à la Covid, 4 « romans secrets » où il s’est amusé avec les stéréotypes de la SF. Voici donc le quatrième, L’ensoleillé, où un nommé Nomade se téléporte de planète en planète dans un space-opera quelque peu sheckleyen (Le Livre de Poche). Hugh Howey, dont on n’a pas oublié la série Silo, est également redevable d’une autre série, démarrée avec Outresable et dont le second tome, Outredune, poursuit l’aventure des survivants d’une apocalypse tâchant de survivre dans un monde devenu une étendue de sable sans fin. Ballardien (Actes Sud). Jeune autrice française, Floriane Soulas s’est fait connaître avec son roman Rouille, prix ActuSF ; avec Les Oubliés de l’amas, lui prix Utopiales, elle aborde le space opera dans un roman de plus de 800 pages où un nuage de débris spatiaux à exploiter s’est aggloméré autour de Jupiter, planète inabordable (Pocket). Déjà publié en 2000, Miroirs et fumée, signé Neil Gaiman ressort aujourd’hui, occasion pour qui ne l’aurait lu de visiter le monde magique de cet inclassable auteur britannique avec une trentaine de textes poétiques, nouvelles et poèmes envoûtants (Au Diable Vauvert). Né à Taïwan mais établi aux États-Unis, Wesley Chu avec Time Salvager, allie post-catastrophisme et voyage dans le temps puisque, pour que ce qui reste d’humanité puisse survivre sur une Terre ravagée, les « chronmen » doivent aller chercher dans le passé des ressources indispensable. Puissant (Pocket).
JEAN-PIERRE ANDREVON