Le papa de Valérian est parti pour le grand voyage spatio-temporel
Philippe Druillet lance un prix pour les jeunes créateurs
AU ROYAUME DE LA BD
UNE CRUELLE DISPARITION
C’est dimanche dernier dans l’après-midi que nous avons appris la disparition de Jean-Claude Mézières, mort dans la nuit précédente à l’âge de 83 ans. Célèbre pour avoir dessiné la meilleure série française de SF (1967 – 2007), longtemps titrée Valérian avant que, bien tardivement, en 2010, on lui adjoigne en couverture le nom de Laureline, Mézières formait avec le scénariste de la série, Pierre Christin, un duo d’inséparables comme il en existe rarement, tous deux amis d’enfance nés en 1938. Mézières est élève pendant 4 ans à l’École des Arts appliqués de Paris, avant de faire ses première armes à Cœurs Vaillant ainsi que dans Fripounet et Marisette où il donne des illustrations et de courtes bandes, avant de passer aux studios Hachette pour l’Histoire des civilisations, puis tâter de la pub comme photographe et maquettiste, avant de tout plaquer pour partir aux États-Unis où ce passionné de western (bien plus que de science-fiction !) devient garçon vacher, cowboy en v.o., et où il retrouve son vieux copain Christin, lui prof de français à Salt Lake City. De retour en France, les deux compères, que l’envie de travailler ensemble a gagné, intègrent Pilote grâce à la complicité de Giraud et, après quelques essais peu concluants, créent donc le personnage de Valérian, alors que Mézières aurait préféré travailler sur un western. Mais le succès et immédiat, et c’est parti pour la vie, ou presque.
Christin et Mézières ont abordé dans leur série à peu près tous les thèmes de la SF classique, ce qu’on doit naturellement en premier lieu au scénariste, grand connaisseur du genre, dont les influences primordiales peuvent être Asimov pour les empires galactiques et Poul Anderson via sa patrouille du temps, mais Christin n’aurait pas été à son meilleur sans l’apport de Mézières, avec une osmose parfaite dès leur début commun, le graphiste apportant aux idées de son compère une imagination sans bride, notamment dans la création de ce qu’il a nommé, dans un album qui en reprend la nomenclature, Les Habitants du ciel, où l’on retrouve entre autres le Goumoum, grosse masse poilue que l’on peut chevaucher, le Transmuteur Grognon, véritable poule aux œufs d’or, la faveur des lecteurs allant en particulier aux Shingouz, criquet-chauves-souris à grande trompe, dont la principale activité est l’espionnage, ceci sans oublier ses cités tentaculaires parcourus d’engins volants et ses gigantesques satellites parsemant la galaxie…
Mézières, s’il est à vie attaché à la série, n’en a pas moins distribué son talent sur bien d’autres supports, quelques bandes courtes dont il est scénariste pour Métal Hurlant, un reportage dessiné maritime et portuaire avec Christin, Lady Polaris, de très nombreuses affiches et sérigraphies reprenant pour une grande part telle ou telle séquence des albums, notamment des vues de Point central, la planète artificielle apparue L’Ambassadeur des ombres, des couvertures de livres, ainsi celle de la collection jeunesse l’Âge des étoiles. Enfin, il crée les décors et costumes du film de Peter Fleischmann Un dieu rebelle, puis travaille sur les mêmes éléments en compagnie de Moebius pour Le Cinquième élément de Luc Besson, qui n’a pas cru réitérer pour son film de 2017, Valérian et la Cité des mille planètes, pourtant adapté très directement de L’Ambassadeur des ombres. S’il s’était montré plus discret ces toutes dernières années, Jean-Claude Mézières laissera le souvenir d’un homme d’une grande gentillesse. Quant à son talent qui n’est plus à démontrer, ses centaines de planches demeurent, pour notre plaisir…
LA BD CONTINUE
LANCEMENT DU PRIX
PHILIPPE DRUILLET - GALERIE BARBIER
Philippe Druillet, scénariste et dessinateur, et la galerie Barbier, dédiée à l’art de la bande dessinée depuis 22 ans, lancent le Prix Philippe Druillet – Galerie Barbier pour soutenir la jeune création.
Le Prix récompensera des scénaristes ou dessinateur·trices francophones ayant publié·e au maximum 3 albums. Philippe Druillet, publié par Pilote puis fondateur de Métal Hurlant avec Moebius et Jean-Pierre Dionnet, est l’incarnation de cette passation générationnelle. Le Prix est doté de 3000 € et offre une exposition des planches originales dans la galerie Barbier. Une sélection de 10 bandes dessinées réalisée par la galerie sera dévoilée en mai puis un jury de professionnels se réunira en juin pour désigner le lauréat ou la lauréate.
Le jury sera composé de cinq membres dont deux permanents (Philippe Druillet et Jean-Baptiste Barbier) et trois renouvelés chaque année (un·e artiste, un·e libraire et un·e journaliste). En 2022, il réunit Riad Sattouf, scénariste et dessinateur, Olivier Delcroix, journaliste au Figaro et Maud Liénard, libraire chez Super Héros.Dirigée par Jean-Baptiste Barbier, la galerie Barbier, spécialisée dans l’art de la bande dessinée depuis 22 ans, a pour ambition de soutenir et mettre en valeur des auteurs qui, par leur exigence narrative et graphique, sont des acteurs majeurs du neuvième art. Elle représente notamment Enki Bilal, Philippe Druillet, Christophe Blain, Blutch, Pierre-Henry Gomont, Pénélope Bagieu, Catherine Meurisse ou plus récemment AJ Dungo, Maurane Mazars, Elene Usdin ou Léonie Bischoff. Elle organise une vingtaine d’expositions par an dans deux espaces distincts dans le 9e à Paris. Les éditeurs peuvent envoyer directement eurs ouvrages à la galerie : www.galeriebarbier.com.
Contact : Fanny Vergnes : 06 70 98 45 39
LE GRAND ART DU NOIR ET BLANC
Nous avons déjà évoqué ici, ainsi que dans notre magazine la série Némésis le sorcier, créée par Pat Mills, et originellement publiée en Grande-Bretagne dans l’excellent 2000 AD, l’équivalent de feu notre Métal Hurlant, où l’on peut également trouver Judge Dredd. Deux albums déjà sont parus et en voici un troisième et dernier, épais de 364 pages, dont une centaine en couleur, sans oublier une galerie de couvertures originales… Doit-on rappeler que Némésis est un Alien, venu sur Terre pour combattre son ennemi juré Torquemada, lequel a réduit la Terre entière esclavage grâce à ses Terminators. Avec son visage masqué d’une armature métallique pointue en forme des masques blancs arborés par le Ku-klux-Klan, Torquemada, qui porte bien son nom, est à l’image de tous les dictateurs, confortant ainsi l’aspect politique de la bande, même si elle est un concentré d’action où s’affrontent robots, monstres de l’espace, astronefs et autre engins tous plus extraordinaires et gigantesques les uns que les autres, Némésis lui-même étant un mixte de diable cornu et d’androïde au mufle en forme de tranchet, qui a le soutien de Chasteté, guerrière aussi dangereuse que sexy, adepte du traffckicking et amoureuse Némésis. Inutile à ce point de tenter de résumer une bande f
exaltée dessinée par une ribambelle de graphistes tous plus talentueux les uns que les autres, dont le classique David Roach, le très esthétique John Hickleton, ou Carl Chritchlow, responsable des éclatantes pages couleur – même si l’on est en droit de préférer le noir et blanc avec leurs imbroglios expressionnistes de personnages emmêlés où chaque page réclame une attention soutenue, et ou même Kevin O’Neill (La Ligue des gentlemen extraordinaires) est de la partie. Pas de doute qu’on regrettera ce concentré de fureur, qu’il sera toujours possible de relire et de relire encore (Delirium).
Tout à l’inverse, Killoffer en chair et en fer, signée du Français Killoffer, est un petit album de 56 pages, au format à l’italienne, chaque planche comprenant immuablement 6 cases carrées où un personnage qu’on devine être l’auteur en personne est confronté à un robot fait de bric et de broc qui s’est installé chez lui. Intégralement muette, la bande, au trait rigoureux, d’une stylisation expressive et aux noirs profonds, se veut très contemporaine puisque tous les personnages croisés dans la rue sont masqués, Covid oblige. Cofondateur de la maison d’édition l’Association, connue et appréciée pour ses choix en marge, l’auteur a déjà publié, entre autres, 676 apparitions de Killofer, au titre gage d’une auto-fiction moqueuse, qu’il poursuit ici plus sérieusement qu’il n’en l’air, les rapports humains-robots, avec ce qu’ils comportent de sensibilité, étant mis en lumière dans une courte post-face par le philosophe Dominique Lestel, spécialiste de « la pensée non-humaine ». Le robot, une fois mort par électrocution, n’est-il pas enterré en grandes pompes, dans un cimetière, avec discours et gerbes de fleurs ? (Casterman).
PASSONS MAINTENANT À LA COULEUR
Nous avons souvent ici l’occasion de parler de Léo, à l’occasion de ses space-opera comme Aldéraban, Bételgeuse et autres mondes lointains. On le retrouve plus terre-à-terre avec le tome 1 de Demain – qu’il co-signe au scénario avec Rodolphe, le dessin étant confié à Louis Allong avec des couleurs de “1ver2anes”. Un couple de collégiens découvre, dans un lotissement abandonné, une caverne qui semble n’avoir pas de fin. Un père et sa fille font la route dans un paysage post-apocalyptique sur une moto volante, avant de rencontrer dans une mare un animal inconnu. Qu’est-ce qui peut bien lier ces deux récits, montés en parallèle ? Justement on n’en sait rien, d’où un mystère intrigant fort bien mené par les deux auteurs, où la patte de Rodolphe parait donner le ton. Rendez-vous donc au prochain épisode pour que se rejoignent ces parallèles. Peut-être (Delcourt).
Premier tome d’une nouvelle série titré Hurlevent, du nom de son héros, Alceste de Hurlevent, La Nuit des chasseurs commence dans l’Hélios, un continent infernal de steppes arides transformé en bagne, où les derniers orgues sont parqués après avoir perdu la guerre contre les hommes, en compagnie de divers déportés, tous devant creuser et creuser pour édifier un canal capable le livrer l’eau des montagnes et ainsi irriguer les terres mortes. Parmi les prisonniers, un seul médecin, Alceste, qui s’efforce de maintenir un semblant d’harmonie entre les gardiens, des mercenaires géants, et les divers prisonniers. Et puis le voilà confronté à une double catastrophe, une explosion de lave qui fait morts et blessés, et l’irruption dans l’Hélios de la troupe du duc de Batz, superintendant du royaume qui, accompagné de sa fille, veut avoir la peau du dernier thyrocéros, animal sacré pour les orgues, dont la mort annoncerait de grands bouleversements. Le scénario aussi original qu’astucieux de Fred Duval, qui surfe sur une fantasy à la Jack Vance, est porté par le dessin précis de Stéphane Crécy et les couleurs flamboyantes de Jérôme Maffre, dans une magnifique gamme de jaune-orangé donnant du relief aux terres brûlées et aux éruptions de lave. Encore un départ dont on attend la suite avec impatience (Delcourt).
JEAN-PIERRE ANDREVON