Jérémie Perrodeau signe "Le visage de Pavil" un nouvel album en forme de chef d'oeuvre.
Histoires de peur au coeur de l'ombre
UN COLLÉGIEN AUX SUPER-POUVOIRS
Il n’y a pas que Peter Parker à enfiler, sortant du collège, collants et masque pour traquer les méchants… Témoin Oliver Leif, la quinzaine, « Geek terrifié par le vide, le conflit et des filles », qui débarque dans une nouvelle ville, à la suite de sa maman célibataire et en compagnie de son grande frère, un balèze qui, champion de foot, attire tout de suite le regard des demoiselles, alors qu’Olivier est plutôt moqué, voir harcelé par des copains toujours prêts à lui faire des croche-pattes. Créée, écrite et dessinée par Kaare Andrews (avec des couleurs de Brian Reber), E-Ratic, nouvelle série dont voici le premier volume, décrit avec verve et une grande justesse le quotidien d’Oliver, sa mère qui cherche en vain du travail, un collège où font la loi un terrible prof de socio qui ne cherche qu’à former de « bons citoyen » et l’odieuse Madame Tug qui professe « qu’aucune pensée ne sera tolérée dans cette classe » – sans oublier une bien jolie blondinette, qui est seule à avoir quelque attention pour ce petit nouveau. Qui, et c’est là que ça se corse, peut devenir un super-héros maniant les impulsions électro-magnétiques, mais seulement dix minutes par jour, où il devient E-Ratic. Alors quand un robot géant à tentacule se manifeste, il a intérêt à faire vite pour sauver le monde. Alliant un beau sens de l’observation et un humour au second degré qui fait merveille, Kaare Andrews a concocté là une série qui fera date et qu’on verrait bien déjà, grâce au dynamisme de sa mise en image, passer au grand écran pour que ces planches de papier se mettent à bouger (Black River).
UNE SPLENDEUR GRAPHIQUE
Un avion se crashe sur une île isolée près du village de Lapyrosa, structure bâtie sur pilotis au-dessus des ruines englouties d’une civilisation disparue. Pavil, le pilote, qui se dit venir de l’Empire, est accueilli avec une sympathie réservée par les habitants mais, en attente d’un bateau qui pourrait le rapatrier et ne passe que tous les mois, il doit participer à la vie de l’île, devant travailler si l’on peut dire au four et au moulin, et apprendre à pêcher, principale activité de l’île. Si le lecteur apprend ainsi par le menu la sociologie et les mythes des îliens et si Pavil y découvre un secret, la situation globale de cet album, Le Visage de Pavil, signé du seul Jérémy Perrodeau, reste un mystère. Où, quand sommes-nous ? Dans un nowhere de fantasy ? Dans un segment de planet opera aux prolongements qui nous resteront énigmatique ? Peu importe au demeurant, tant les 158 pages de ce magnifique album captivent par leur graphisme, d’une ligne claire épurée et légèrement caricatural, où Perrodeau n’hésite pas à mettre l’action en sourdine pour s’attarder à la description de tel métier, telle architecture, tel paysage dans des cases serrées pouvant exploser en pleines pages – particulièrement impressionnantes ces six planches muettes, en différentes nuances de bleus, nous faisant suivre une plongée sous-marine. Car ce sont aussi les couleurs employés, des aplats numériques posés en deux ou trois nuances (vert tendre, jaune orangé, bleu layette), qui attirent et retiennent l’œil. Un album ? Avant tout une œuvre d’art, qui donne envie de connaître les précédents essai de l’auteur, Isles, Crépuscule, Le long des ruines, chez le même éditeur (2024).
LA PEUR EN 11 HISTOIRES
Une nuit, un automobiliste prend en stop une jeune femme qui reste obstinément muette à ses efforts de drag. Mais c’est ne sait pas à qui il affaire (« « le Passager). Un scénariste an mal d’inspiration s’isole dans un chalet de haute montagne pour tenter de remonter la pente. Mais qui vient frapper à ses carreaux en pleine nuit ? (« Le Rieur »). Un jeune homme est intrigué par le trou que les ouvriers d’un chantier devant lequel il passe régulièrement depuis son enfance creuse inlassablement. On aurait dû le prévenir de ne pas chercher à s’y pencher (« Le trou »). Le dresseur d’un éléphant qu’il maltraite se retrouve enfermé dans la cage d’un tigre endormi. À lui de trouver la clé lui permettant de sortir avant que le fauve ne se réveille (« Sauvage »). Rapidement résumés, voilà quelques-unes des idées conçues par Rurik Sallé et scénarisées avec l’aide Corbeyran, dans le recueil Seule l’ombre, qui en contient onze réparties dans les 145 pages d’un album sur lequel plane à l’évidence le modèles des histoires courtes des Eerie ou Creepy de jadis, peut-être aussi de l’incontournable Twilight Zone. Choisissant des ancrages délibérément français et banals (rame de métro, quartier d’une grande ville…) les auteurs ont trouvé en Paskal Millet un graphiste au trait rugueux mais réaliste, qui sait à merveille, avec son art du détail et l’usage de couleurs atténuées, nous faire entrer dans des décors menaçants à souhait. Un seul reproche : les chutes, pas toujours au niveau ce qu’on en attendrait. Mais nul n’est parfait (Komics Initiative).
UNE FIN DU MONDE PARMI D’AUTRES
On entre dans Rocky, dernier rivage, signé Thomas Gunzig, avec Fred, Hélène et leurs deux enfants Alex et Jeanne, qui vivent depuis cinq ans sur un îlot rocheux, 500 m de long, 350 de large, perdu au milieu du Pacifique. Achetée et aménagée par Fred avec tout le confort possible, éoliennes pour fournir le courant, des vivre pour des dizaines d’années, un stock de musique et de films sur disque dur. Tout ce que permet la richesse pour se prévenir contre la catastrophe, quand elle arrivera. Et elle arrive, sous la forme d’un « virus chimère » formé d’un morceau d’ADN de l’encéphalite équine, d’un morceau de variole et d’un morceau d’Ebola. « Quand les premiers cas furent détectés, il était trop tard. C’est alors que le virus commença à tuer, massivement ». D’où effondrement mondial, auquel la famille de Fred échappe, feignant de croire que « ça allait s’arranger (…), depuis l’aube des temps les choses s’arrangeaient toujours ». Seulement les nouvelles du monde s’amenuisent, jusqu’à disparaître. Alors il faut bien continuer à vivre. Mais, sur un îlot isolé, la claustrophobie s’installe, les rapports humains se dégradent. « La catastrophe n’avait pas transformé la famille, elle n’avait fait qu’en révéler la vérité » : un couple qui n’en est plus vraiment un, le père qui voudrait tout régenté mais qui en réalité est un faible, la mère qui ne tient le coup qu’à l’aide de Xanax, un fils aîné qui se réfugie dans ses écouteurs scotchés aux oreilles, une fille s’illusionnant dans un déni total et ne songeant qu’à fuir dans un voilier hors d’usage. Occasion pour l’auteur de dresser un portrait pitoyable autant que féroce d’un type à la ramasse, un capitaliste borné qui ne veut pas croire que le monde a changé et pense encore être le maître des deux domestiques qu’il a embarqués sur l’île pour ne pas se salir les mains (éplucher les légumes, nettoyer les W.C., vous n’y pensez pas !). Comme le lui lance à la figure Marco, qui fut son homme de peine : « Vous étiez riche, vous ne l’êtes plus. Nous étions des employés. Nous ne le sommes plus. C’est tout ». Voilà donc une fin du monde intimiste, traitée par le petit bout de la lorgnette, qui évite tout ce qu’on nous assène d’ordinaire, les ruines, les carcasses de voitures, les bandes de pillards, et écrite, décrite avec une langue sobre mais d’une extrême précision, notamment dans l’insistance à lister les objets de survie, ce qui n’étonne pas de l’auteur de Le plus petit zoo du monde et peut l’apparenter à Pérec. Certes, le constat est accablant, mais la fin du monde prête rarement à rire (Au diable Vauvert).
JEAN-PIERRE ANDREVON