"Elric" revient dans un splendide album Vintage
"Métal Hurlant" explore la mécanique du grain de sable
MYSTÈRES ET ENCHANTEMENTS DE TITUS D’ENFER
Le château de Gormenghast, si gigantesques que des parties entières restent inexplorées, abrite la famille Tombal : lord Tombal, comte d’Enfer, neurasthénique et enfermé toute la journée dans sa bibliothèque, Lady Tombal, la comtesse, qui se partage entre ses chats et ses oiseaux, leur fille Fuchsia, adolescente solitaire et imaginative, et pléthore de notables, de gens de maison, tous plus pittoresques, voire grotesques, les uns que les autres, ce que leur nom francisé laisse entendre : le docteur Salprune, Rottcodd, Craclosse, Lenflure, Finelame et autres individus tous plus bizarres les uns que les autres. L’histoire commence alors que nait de Titus, 77e comte d’Enfer : « Nanie Glu entra, portant dans ses bras l’héritier de milliers d’hectares de pierres croulantes et de vieux ciment, l’héritier de la tour de Silex et des douves stagnantes, des monts déchiquetés et du fleuve glauque où, douze ans plus tard, il irait pêcher les poissons hideux de son héritage». Ce dernier va grandir dans un univers déconcertant, baroque, halluciné dont il finira par s’échapper pour partir à la découverte d’un ailleurs qui lui réservera autant de surprise qu’au lecteur qui abordera Titus d’Enfer, ce gros roman de 480 pages publié originellement en 1946 n’étant que la première partie d’un cycle qui en compte trois, les suivantes nous attendant en mars et mai. Signé du Britannique Mervyn Laurence Peake (1911–1968), illustrateur, poète et écrivain comparé aussi bien à Charles Dickens pour son humour qu’à Tolkien pour l’ampleur de son univers. Fantasy, fantastique, sf, surréalisme ? Tout cela à la fois et autre chose encore, ce qu’on appréciera en prenant son temps dans cette traduction révisée accompagnée d’une postface de la fille de l’auteur et d’une introduction inédite de Neil Gaiman (Christian Bourgois).
FAUT-IL TUER COLOMB ?
C’est la question que se posent un petit groupe d’indiens – ou plutôt de Native Americans – de la tribu des Blackfeet, réfugié dans une grotte de la Vallée de la mort qui se trouve être une sorte de siphon temporel. Nous sommes en 2112, les changements climatiques ont dévasté la Terre, et seuls survivent les Indiens, qui eux ont su s'adapter, comme dans les récits de Kate Willhelm. Réponse : « Pour que le monde survive, il faut que l’Amérique meure. Mieux : qu’elle n’ait jamais existé » Pour cela, il est nécessaire de tuer Christophe Colomb. Comment ? Envoyer dans le passé un volontaire qui devra l’assassiner en octobre1492 sur la Santa Maria, avant qu’il ne touche la terre… en réalité d’une île des Bahamas. Ce sera Tad, qui se fera engager dans l’expédition car il parle génois et le portugais. Va-t-il y parvenir ? Le tome 1 de la trilogie Earthdivers se partage entre les flashbacks concernant la traversée de Tad et le présent de 2112 où ses compagnons et son épouse, sans nouvelles, guettent les éventuels résultats du changement du cours de l’Histoire. Écrit par Stephen Graham Jones, dont c’est le premier scénario d’un écrivain connu pour s’intéresser aux Natives (son roman Un bon Indien est un indien mort dont nous avons parlé ici), le récit peut sembler exagérément touffu et peu clair quant à ses prémisses (l’origine de la grotte), l’auteur ayant travaillé en romancier et pas en scénariste de bd, s’attachant avant tout aux personnages. On avale néanmoins avec passion ces 184 pages au dessin sobre et clair de Davide Gianfelice, qui nous font attendre la suite, notamment comment Jones va se défaire d’un paradoxe évident pour tout historien : la mort de Colomb n’aurait rien strictement rien changé à l’Histoire… (Black River).
LE RETOUR D’ELRIC
Pourchassé alors qu’il explore les Jeunes Royaumes, Elric est recueilli à bord d’un navire dont le capitaine lui apprend qu’il est le dernier passager attendu sur ce navire à se déplacer entre le temps et les dimensions, et qu’il a une mission à accomplir dans la légendaires cité de Tanelon, assiégée par des sorciers jumeaux. Entraîné dans une épopée inter-dimensionnelle, Elric devra lutter contre de redoutables puissances surnaturelles pour retrouver son propre monde… Après un premier tome sorti l’an dernier, Elric de Melnibone, voici donc Les Navigateurs sur les mers du destin, entièrement inédite chez nous, et seconde partition mettant en scène le personnage le plus emblématique de Michael Moorcock, scénarisées par Roy Thomas et dessinées par Michael T. Gilbert et George Freeman, pour lesquelles l’auteur écrit dans sa préface : «Elric a été la première de créations à vraiment prendre vie… Je continue d’être enchanté par la transformation de mes histoires de fantasy en bande dessinée et suis agréablement surpris par la manière consciencieuse dont c’est fait». Inutile de résumer ces 224 pages au graphisme élégant bien que parfois un peu sommaire, tout en regrattant les couleurs pâlottes se résumant à du jaune citron, du rose bonbon et du bleu Layette, ce qui en atténuent un peu trop le force. Qu’en dirait Elric ? (Delirium).
REVOIR CHANTAL MONTELLIER
De 1978 à 1994, de ses débuts dans Charlie Mensuel, Ah ! Nana et Métal Hurlant, Chantal Montellier a produit une somme de bandes dessinées caractérisée par une critique acerbe de la société sous tous ses aspects (Tchernobyl mon amour, Shelter Market entre bien d’autres). Alors qu’elle fut lors de ces deux décennies publiée par des éditeurs importants (Les Humanoïdes Associés, Futuropolis, Casterman), aucun de ses éditeurs historiques n’a pour l’instant jugé nécessaire de republier l’une de ses œuvres. Trop dérangeante, trop engagée à gauche ? Aussi doit-on signaler, sous le titre Qui a peur de Chantal Montellier ? organisée en partenariat avec l’École nationale supérieure d’art et de design de Nancy, présentée à Nice depuis ce 1er mars, et jusqu’au 25 août à la villa Arson, centre d’art contemporain, 20 avenue Stephen Ligeard Cette exposition se concentre sur la période la plus prolifique de sa carrière, pour inscrire son œuvre dans l’histoire de la bande dessinée comme l’une des plus politiquement pertinentes de son époque.
UN PRIX POUR LA COUR DE L’IMAGINAIRE
Depuis 2012, le Prix de La Cour de l'Imaginaire permet à un écrivain de publier son premier ouvrage, dans les domaines de la science-fiction, du fantastique ou de la fantasy. En 2023, il a été attribué à Sébastien Emanuel pour son roman L’Arbre du crépuscule. Nous sommes à Marseille, où le chaos s’installe alors qu’une tempête à nulle autre pareille est en train de s’abattre sur la cité. Un tueur en série en profite pour semer la terreur en multipliant les meurtres sanguinaires, laissant derrière lui une signature ADN indéchiffrable pour la police scientifique. Le capitaine Pierre Brétal, chargé de l’enquête, va devoir faire appel au Docteur Audrey Basun, une chercheuse spécialisée dans les cellules souches, pour l’aider à résoudre cette énigme. Ce qu’ils vont découvrir va bouleverser toutes leurs convictions… Chirurgien-dentiste de métier, écrivain par passion, Sébastien Emanuel, en 2020, a profité de la fermeture provisoire se son cabinet suite à une certaine pandémie pour écrire ce qui est son premier roman, dont on goûtera l’écriture convulsive (La Cour de l’imaginaire).
LE DERNIER SALUT DE PHILIPPE CURVAL
Décédé le 5 juillet 2023 à l’âge honnête de 93 ans, le facétieux Philippe Curval nous a laissé un ouvrage posthume, Tronche Balthazar, autobiographie fantasmée (Tronche étant son véritable patronyme) où il clame son amour du cinéma et les rencontres qu’il y a faites, dont le réalisateur Berthoumieux qui peut être l’ombre d’André Berthomieu, mais aussi nombre de charmante créatures, dont une certaine Greta, trisomique qui n’a pas le sexe dans sa poche. Cette Jolie balade parisienne dans les années 60, certes mineure tout en se plaçant sous le parrainage de Prévert et de Marcel Aymé, peut être considérée comme l’au-revoir inachevé (deux autres volumes auraient dû suivre) de celui qui a eu l’indélicatesse de laisser veuve la science-fiction dont il était un doyen toujours actif et d’autant plus regretté (La Volte).
MÉTAL HURLE TOUJOURS
Évènement trimestriel : Métal Hurlant, dont nous saluons chaque fois la parution, avec ce numéro 10, titré La Mécanique du grain de sable, consacré, selon l’édito de Jerry Frissen, « aux insidieux détails qui font de nos quotidiens un enfer, d'un coup, sans prévenir... » D’où, sur 240 pages (ce mook ne grossit-il pas un peu plus chaque fois ?), pas moins de 22 bandes courtes, toutes inédites et signées de jeunes ou moins jeunes auteurs peu connus, qui peuvent être Russes ou Argentins aussi bien que Français. Autant de courts-métrages à chute aux thèmes très variables, mais où le grain de sable prend souvent l’aspect de la mort aux aguèts, comme le poétique Happy Death ( Grégory Panaccione et Robert Zaghi,) où un vieil homme achète sa mort qui peut intervenir sans crier gare entre 6 et 9 mois, ou l’apocalyptique Tombés du ciel (Harry Bozino, Sagar) où les cadavres se mettent à pleuvoir dans les rues parce que le paradis est plein. Des chroniques, on retiendra une longue interview d’Alan Moore, qui parle de politique et de censure. À dans trois mois, monsieur Métal.
Jean-Pierre Andrevon